Table ronde : accès à la vie sociale (modératrice Sophie Moulias)

Elle questionne la liberté d’aller et venir, de recevoir des visites, des aides, des restrictions de consommer et d’aller dans ses activités habituelles.
Pour cela nous avons interpellé 3 experts, Fabrice Gzil, Jean-Philippe Viriot-Durandal et Marie-Jo Thiel.

 

  • Fabrice Gzil, philosophe

Sur ces limités à la vie sociale, la première chose à dire c’est qu’elles ont été majeures en établissement et à domicile. En terme de durée, de fréquentation, etc.
N’oublions pas non plus que les résidents en établissement ont beaucoup souffert de la raréfaction des contacts avec les autres résidents dans l’établissement.
À domicile aussi, beaucoup en ont témoigné : que ce soit lors du premier ou deuxième confinement, devoir vivre à domicile avec une personne ayant des troubles cognitifs sans soutien a créé des situations de huit-clos et des privations de lien social très importants (réduction des liens avec le voisinage, avec les bénévoles, etc.)

Ces limitations à la vie sociale ont été majeures et durables plusieurs mois.

Le deuxième point à souligner est que ces privations de vie sociale, ce n’est pas quelque chose d’anecdotique, ça a fait souffrir les personnes âgées et à plusieurs niveaux. Peut-être faut-il rappeler ce plaisir simple : fréquenter les personnes qui comptent pour nous c’est essentiel à notre vie, se toucher, se voir, se prendre dans les bras c’est absolument fondamental.
On ferait une énorme erreur de penser et de dire que cette restriction des visites est secondaire. Au contraire, il faut absolument lutter contre l’idée qu’il y a des gens d’un côté qui seraient chargés d’assurer la sécurité des personnes et les autres anarchistes qui ne penseraient qu’aux libertés. On en a vu les conséquences (dépression, sarcopénie, déshydrations, etc.) : il ne faut jamais oublier que la santé est quelque chose de global : c’est-à-dire physique, psychique, social. Il faut donc absolument être très attentif à ne pas oublier les risques gériatriques standards quand on prend des décisions : il faut faire des balances entre le risque d’être contaminé et les risques de la privation relationnelle.

 

  • Jean-Philippe Viriot Durandal, sociologue

Je vais ici relayer sommairement la recherche internationale en cours sur les effets de la pandémie sur les droits humains.

Quand on essaie de comparer les pays, on se rend compte que certains principes s’entrechoquent : 

  • La question de la sécurité
  • La liberté de circuler / la liberté de recevoir des proches
  • L’égalité entre les citoyens

L’âge, ici, intervient comme fondement de l’inégalité.

Dans certains pays comme la Bulgarie, le Chili ou la Turquie, on a pratiqué une restriction du droit d’aller et venir de manière différenciée en fonction des âges pour éviter le contact entre la population et une catégorie qui a été assimilée à tort ou a raison comme une catégorie fragile et plus à risque que les autres du fait de son avancée en âge.

La France n’a pas pris cette voie-là mais s’est quand même ouvert un débat sur les contacts sociaux en fonction de l’âge en envisageant un déconfinement restreint aux moins de 65 portant l’idée d’un confinement pour les plus âgés.

La population issue du baby boum connue pour son libéralisme culturel a été au cœur d’un choc des cultures autour de la restriction des libertés pour les plus âgés.

Concernant les droits de visite des résidents en Ehpad, l’idée est de comprendre comment dans les sociétés qui tentent de protéger les plus faibles, la concentration sur ce que Maslow qualifie de "besoins primaires" (sécurité, reconstitution organique) a contribué à marginaliser les liens secondaires (liens sociaux) pourtant vitaux pour les résidents et leur qualité de vie. Ici encore, les sociétés ne répondent pas de la même manière.

Un des questions corolaires consiste à s’interroger sur le dépositaire de la responsabilité et de l’autorité dans l’acte de privation de liberté.  Où se situe la chaîne de responsabilité entre les décideurs politiques, l’État, les responsables de structure ?

En Suisse, l’un des intervenants précédents à évoqué une inégalité liée à la diversité dans les décisions des cantons. Cette inégalité est d’ordre politique, avec un responsable sur lequel les populations ont un contrôle, un pouvoir de désignation et de révocation. En France, l’inégalité dans le traitement de la restriction de liberté semble se situer plus au niveau des pratiques des établissements et des directeurs. On peut s’interroger sur la façon dont ces décisions s’inscrivent ou non dans la sphère politique et publique et sur quel registre de responsabilité.

Enfin dernier point, concernant l’étude internationale RIDPA sur l’effet de la pandémie sur les Droits humains. Les relations sociales ont été parfois été rompues dans un certain nombre de cas en raison de l’absence ou l’interruption de réseau bénévole qui constituait un amortisseur social pour favoriser l’accès aux droits des personnes âgées et la préservation de la qualité de vie à travers les activités sociales. Si on se penche sur les pays asiatiques comme Taïwan, on se rend compte qu'ils ont stoppé les activités sociale (de type récréatif) en fonction de l’âge. En Chine, au contraire, le gouvernement a mobilisé les comités de quartier et les bénévoles notamment les retraités pour entretenir une partie des solidarités informelles pour lutter contre l’isolement.

 

  • Marie-Jo Thiel, médecin et philosophe

L’être humain est foncièrement un être relationnel et on a eu l’impression qu’on a oublié que c’était quelque chose de lié à la personne humaine. Quand la fragilité s’étend, le besoin relationnel s’étend. Quand les relations s‘éteignent, la personne est confrontée encore plus à elle-même, à l’angoisse de la mort, etc. Par ailleurs, les nouvelles relations imposées notamment avec le masque empêchent l’autre de se reconnaître : toute une relation au niveau du visage a disparu. Le masque pose aussi la question au niveau de l’audition, on ne peut plus lire sur les lèvres.

De surcroît, j’ai l’impression que pour beaucoup de personnes âgées, les mesures de restriction ont été vécues comme une injustice et une discrimination à leur égard. Le 11 mars 2020, le gouvernement décidait de confiner les personnes âgées et de suspendre les visites alors que les autres citoyens n’ont été confinés que la semaine suivante.

Du point de vue éthique se pose aussi beaucoup de questions sur l’âgisme, la naïveté, l’indifférence.

Nous avons besoin de règles dans une société et il faut toujours essayer de comprendre l’utilité de la règle mais comment la met-on en pratique ? En reste-t-on à sa lettre ou peut-on, voire doit-on en discerner l’esprit ? Dans les Ehpad, la règle a souvent été appliquée avec intransigeance, sans marge d’interprétation…

Ce qu’ont beaucoup regretté les familles c’est qu’on ne leur laisse aucune place pour le discernement. Aucune place ni aucune opportunité ne leur ont été proposée et offerte. 

Il faudrait bien sûr faire la différence entre les personnes âgées qui habitent seules à domicile pour lesquelles, aussi, les relations sociales sont importantes. Quelle est la place de l’autonomie ? Ici, on n’en a pas tenu beaucoup compte.

Les personnes âgées à domicile qui étaient engagées elles-mêmes comme bénévoles auprès des plus âgés, qui avaient trouvé un sens à leur vie. La coupure, ici, a été une coupure avec le sens de la vie, celle d’une vie active. 

Je crois qu’il faut aussi dire qu’ailleurs la situation n’a pas toujours été mieux avec des sentiments d’abandon vécus à peu près dans tous les pays.

Mais je souhaiterais finir par une note positive et souligner l’extraordinaire « créativité d’humanitude » déployée, des photos, des tablettes, les vidéos, tous ces moyens que l’on a trouvés et qui ont été mis en place pour sauver ce lien.

 

Table ronde : Question de l’accès aux soins des personnes âgées (modérateur Fabrice Gzil)

 

  • Sophie Moulias, gériatre

En première ligne de cette épidémie, nous avons dû transformer notre UGA de 36 lits en une unité entièrement COVID, dans le contexte de pénurie de lits et de soignants que l’on connaît. 

Le premier confinement a été la « grosse claque ». Une espèce de tsunami avec une saturation complète des services d’urgence, de réanimation, etc.

Beaucoup de responsables de réanimation et de SMUR ont exprimé une terreur réelle de voir leurs services saturés par les résidents d’EHPAD. Du coup on a presque assisté à une « ghettoïsation » des patients d’EHPAD, qui n’avaient pas le droit non plus de venir à l’hôpital pour venir se faire soigner avec la nécessité, par conséquent, de proposer d’autres soins.

Il y a eu toute la réflexion sur le tri, la priorisation dont se sont saisies toutes les sociétés savantes. Cette réflexion qui repose d’ailleurs sur un postulat mensonger : celui de penser que « si on va en réa on vit, si on n’y va pas on meurt », ce qui est faux, notamment chez les personnes âgées, compte tenu de l’intensité des soins qu’on y dispense, parfois trop violents pour nos patients fragiles.

Depuis la 3e vague, on a réfléchi différemment, avec des cellules d’appui à la décision, au départ pour les patients COVID mais maintenant sur d’autres maladies pour permettre une autre réflexion des soins, qui prend en compte de l’espérance de vie, le point de vue du patient et de ses proches et s’intéresse à répondre à la question : « Dans quel but peut-on avoir accès à ces soins ? ».

Et puis il y a eu le retard à la prise en charge des patients non COVID. On entend beaucoup parler de la perte de chance pour les patients chirurgicaux ou atteints de cancer. Mais il y a aussi l’arrêt des accueils de jour et de tous les soins occupationnels pour les patients de psycho-gériatrie ou présentant des troubles cognitifs.

 

  • Marie-Jo Thiel, médecin et philosophe

Le COVID a été un événement stupéfiant, bloquant une capacité à rester rationnel et respecter le cadre éthique et juridique. Or ce cadre est de l’ordre des droits de l’homme, je le rappelle, donc quelque chose de très important, engageant l’être humain lui-même. Toute personne a, compte tenu de son état de santé, le droit de recevoir les soins.

Une fois qu’on a dit cela, force est de reconnaître l’impression que la panique a saisi les esprits.

La question du soin n’est pas seulement la question de l’accès aux soins lourds mais aussi des soins de conforts et de support (bénévoles, psychologues, possibilité de discuter avec d’autres, etc.)

En raison de la saturation – on a beaucoup parlé de « tri », de « répartition » et de « critère d’âge » qui n’est pas acceptable à lui seul d’un point de vue éthique- mais on ne s’est pas beaucoup préoccupé de l’autonomie.

La pandémie n’a pas créé nombre de ces problèmes de fonctionnement mais elle les a considérablement aggravés et notamment le fait que les personnes âgées ne sont pas une priorité dans notre société. Qu’on oublie de faire le décompte macabre des personnes âgées dans les décomptes des morts –  Cet oubli n’est pas une erreur technique mais un signe sociétal majeur.

La question de la bienfaisance peut-elle autoriser à outrepasser le consentement des personnes âgées pour sauver des vies ? Peut-on encore parler de bienfaisance quand l’apport d’oxygène n’est pas assuré (car dans plusieurs EHPAD l’oxygène faisait défaut, même chose pour les traitements pas garantis et le manque de personnel formé). Car la charge de la mise en oeuvre du protocole « palliatif-covid » est revenu à du personnel non formé, à ce type de molécules (Rivotril) et a donné lieu  à des fausses interprétations : certains ont eu ainsi l’impression de procurer des gestes euthanasiques et non antalgiques et de support.

Enfin, mentionnons le fait que les personnes âgées ont été prioritaires pour la vaccination :  c’est, je pense, un juste retour des choses car elles ont été tant malmenées lors du premier confinement.

 

  • Fabrice Gzil, philosophe

Les difficultés ne sont pas spécifiquement françaises et cette pandémie doit nous apprendre à essayer d’en tirer des leçons pour la suite mais aussi parce qu’elle a révélé des problèmes structurels qui existaient avant. Sur la question de l’accès aux soins, je souhaiterai mentionner deux problèmes : 

  • Garantir un accès à des soins de qualité sur son lieu de vie notamment quand on vit en EHPAD. La querelle entre ceux qui disent que les EHPAD sont un lieu de soins et ceux qui disent que ce doit être un lieu de vie est totalement stérile et il faut en sortir. Ce sont d’abord des lieux de vie mais il faut absolument que les gens puissent avoir accès des soins à hauteur de leurs besoins.
  • Pouvoir avoir accès à des soins dans des conditions d’égalité sans discrimination sous prétexte qu’on est âgé ou très âgé, porteur de perte d’autonomie ou d’handicap. 

Tout s’est fait au détriment des pathologies non COVID. On a vu la perte d’autonomie majeure que cela a occasionné. On parle des droits fondamentaux. Je voudrais en profiter pour rendre hommage à Robert Moulias qui, dans cette question, a été un pionnier et un pilier essentiel.

 

Allez plus loin : 
- Lire le compte-rendu de la Journée Scientifique de la SFGG : remise du Prix Chaffoteaux 2021
- Lire le compte-rendu de la Journée Scientifique de la SFGG : session oncogériatrie
- Lire le compte-rendu de la Journée Scientifique de la SFGG : table ronde vaccination des personnes âgées
- Consultez le Rapport mondial sur l'âgisme (OMS)