15 juin 2018 : Journée Mondiale de Lutte contre la Maltraitance des Personnes âgées
Interview du Pr Robert Moulias, spécialiste des questions éthiques et vieillissement
Quel constat pouvons-nous dresser sur la santé des personnes âgées en France ? Beaucoup de personnes âgées sont-elles « dépendantes » ?
Tout d’abord, il ne faut pas confondre la vieillesse et la dépendance. Seule une minorité d’adultes âgés va devenir des personnes âgées dépendantes ayant besoin d’une aide humaine en permanence. Cette proportion est plutôt en train de diminuer à en croire les historiens et démographes : en France, 14% de la population française de + de 60 ans était « invalide » en 1900. En 2000, seuls 7,8% des plus de 75 ans étaient dépendants. Cela croit avec l’âge, mais la dépendance est de plus en plus tardive et n’est pas la règle.
Il n’y aura pas d’envahissement de personnes dépendantes. Ce que démontrent les démographes, c’est que la proportion de personnes qui deviennent dépendantes avec l’âge recule avec le temps. La très grande majorité des adultes âgés de 60 à 85 ans n’ont pas d’incapacités majeures. On arrive à 80 ou à 90 ans de plus en plus lucide et valide. La « dépendance » n’est pas l’aboutissant « normal » de la vieillesse.
Le 15 juin est la Journée mondiale contre la maltraitance envers les personnes âgées. On parle surtout de maltraitance en maisons de retraites (Ehpad). Qu’en est-il exactement ?
Les populations en maisons de retraites (Ehpad) y vivent car elles ont des déficits qui dépassent les capacités d’aide du proche-aidant et des services d’aide. Cette population n’est pas homogène. Y cohabitent des personnes aux déficits cognitifs, dont les « Alzheimer » ne forment qu’une partie, des personnes ayant des séquelles d’AVC, lucides même si elles ne parlent pas et de plus en plus de personnes très âgées (90 ans et plus) qui viennent en Ehpad parce qu’elles entendent mal, voient mal, marchent mal et surtout parce qu’elles sont seules. Confinées à domicile, leur quotidien est invivable.
Ces diverses catégories ont des besoins différents. Mais toutes ont d’abord besoin d’accompagnement et d’assistance. Les personnes qui ont besoin d’assistance sont plus susceptibles d’être maltraitées parce qu’elles sont incapables d’agir pour elles-mêmes.
Quels sont les mécanismes en jeu lorsqu’il y a une maltraitance ?
La maltraitance résulte d’une relation humaine asymétrique. Il y a d’un côté quelqu’un qui ne peut pas s’occuper de lui-même et qui est donc vulnérable et de l’autre côté des personnes ou des organisations qui reçoivent la responsabilité de s’occuper de cette personne. Si ces personnes ne sont pas préparées à endosser une telle responsabilité en raison d’une mauvaise formation, d’une inaptitude ou d’un problème d’effectif, la maltraitance devient inéluctable.
Y-a-t-il plusieurs types de maltraitances ?
Il y a bien sûr toute une maltraitance qui n’est pas intentionnelle – la plus courante. Il s’agit du cas de ceux qui ne savent pas ou n’ont pas le temps et ne peuvent pas faire. L’aidant est alors lui-même en difficulté. Cette maltraitance est « organisationnelle ». Il y a eu défaut de recrutement, de formations adaptées, d’effectifs. Au domicile le proche-aidant ne peut et ne doit pas accomplir une tâche de professionnel.
A l’opposé, il y a la maltraitance intentionnelle, c’est-à-dire des gens qui ont une emprise sur autrui. Narcissiques, ils vont abuser de leur autorité et de leur pouvoir sur des gens plus faibles qu’eux – se voyant bien faire. Malveillants, ils vont agresser psychiquement puis physiquement, ou voler et escroquer.
Autant la maltraitance organisationnelle peut se corriger, autant une maltraitance intentionnelle traduit une incapacité d’accompagnement. Quel que soit le degré de formation, la maltraitance intentionnelle est inadmissible et sanctionnable. Je rappelle que dans la plupart des cas, la maltraitance n’est pas intentionnelle et se retrouve dans des équipes qui ne peuvent pas faire leur travail et qui sont elles-mêmes en souffrance. Mais si la plupart des personnes sont spontanément bienveillantes, il y a toujours à coté ceux qui vont profiter de la situation pour abuser.
Le travail en institution est un métier très difficile. Ce ne sont pas des petits boulots qu’on donne à n’importe qui. Il nécessite une formation spécifique. Chaque professionnel reçoit une responsabilité sur autrui. C’est un travail d’équipe où il ne peut pas y avoir de maillon faible. Il est plus difficile de s’occuper sur la durée de « résidentes » dépendantes que transitoirement de patients indépendants. Le mépris pour ces métiers est en lui-même un facteur de maltraitance.
La maltraitance à domicile existe-elle ?
Oui et c’est la plus courante.
Intentionnelle, elle va toucher en premier des gens seuls et qui ont besoin d’affection. La maltraitance organisationnelle y existe aussi et touche autant et plus le « proche-aidant » que la personne assistée. De plus, viennent jouer les conflits familiaux - attisés par le « reste à charge », la précarité de nombreuses aînées si souvent passée sous silence et surtout les phénomènes d’emprise. L’emprise peut exister au sein de la famille, dans des situations de revanche par exemple avec des séquestrations, des confinements à domicile. Elle peut venir d’un professionnel. Souvent il s’agit d’un intrus, d’abord aimable, sympathique et complaisant -souvent récidiviste- qui s’incruste, fait le vide autour de la personne, puis la dépouille de tous ses biens -mêmes modestes. Cette situation est encore plus fréquente dans les pays anglo-saxons qu’en France car chez nous on ne peut pas déshériter ses enfants.
Il faut savoir qu’une personne dépendante à domicile est encore plus fragile qu’en institutions parce qu’en bonne institution il existe une réelle vie sociale, des gens qui vous traitent avec gentillesse, vous entourent, tentent de vous éviter l’ennui. L’ennui et l’inactivité tuent à tous les âges. C’est démontré aussi en gériatrie.
Quelles sont vos recommandations ? Que peut-on faire pour enrayer le problème ?
Pour les Ehpad, il y a besoin de contrôles indépendants (actuellement ils sont réalisés par les conseils départementaux qui sont eux-mêmes financeurs : il y a conflit d’intérêt). Le contrôle doit être compétent, constructif . Le contrôle-sanction qui ne vérifie que l’application des normes et recommandations a créé une nouvelle maltraitance : le « soin défensif ». On ne s’y occupe plus que de répondre à la lettre à toutes les normes et recommandations de façon à être irréprochable sur le plan règlementaire, quels qu’en soient les effets sur le bien-être de chaque résident.
Auto-évaluation, analyse des pratiques, comparaison de pratiques sont de puissants moyens de motivation, donc d’amélioration. Mais le regard extérieur est toujours indispensable : celui de l’évaluateur « sachani », expérimenté, compétent et indépendant et celui neuf de la stagiaire de l’école d’aides -soignants ou d’infirmiers.
Pour le domicile, il nous manque des rencontres entre tous les acteurs du domicile : aides, soignants, assistantes sociales, médecins. Les « réseaux gérontologiques » sont une réponse. On ne peut être utile chacun dans son coin.
Enfin le témoin de maltraitance, professionnel ou proche, ne doit pas rester seul. Il faut en parler, prendre conseil auprès du 3977 (centres d’écoute dédiés aux appels pour maltraitance). S’indigner ne sert à rien. Alerter est un devoir, mais il faut le faire avec pertinence et sans se mettre en danger, ni la victime. Un conseil expérimenté est précieux.
La société française a-t-elle un problème avec les personnes âgées ?
Le problème c’est que médias et décideurs ne voient que les personnes dépendantes (environ 10%). On ne voit pas les « vieillards invisibles », ceux qui ne sont pas et pour la plupart ne seront pas, dépendants. La personne âgée devenue dépendante ne résume pas la vieillesse et la plupart des « adultes âgés » vont vivre et mourir sans période de dépendance. La mort la plus fréquente du centenaire est la mort subite, c’est important de le dire.
La plus grande maltraitance c’est l’ennui et l’inactivité. L’ennui peut tuer. Il faut garder le plus possible de vie sociale. L’objectif de l’Ehpad n’est pas l’hébergement des personnes âgées dépendantes, c’est d’abord un lieu d'accueil et de vie pour leur rétablir une vie sociale malgré leurs handicaps. À domicile il arrive souvent que les personnes âgées n'aient plus de rôle social à jouer, que leurs enfants soient loin, que leurs ressources financières soient faibles et qu'il n'y ait pas de nouveaux projets.
Selon vous, l’adulte âgé est-il de plus en plus victime d’exclusion ?
L’adulte âgé n’a plus le droit de travailler ; autrefois la retraite était un droit maintenant un devoir. Pour beaucoup – ceux qui ont les plus faibles ressources- la retraite devient souvent la « mort sociale » décrite par M. Guillemard. Les obstacles à l’accessibilité de la vie de la société se multiplient pour eux. Les éventuelles difficultés liées aux « déficits de la vieillesse » sont précédées par la disparition des services de proximité, la baisse des ressources, les restrictions de circulation, la multiplication des clauses d’âge dans les réglementions, véritable atteinte aux droits. Cet « âgisme règlementariste » -qui se veut bienveillant et protecteur multiplie interdictions et difficultés d’accès. « A quel âge perd-on ses droits ? » devient une question d’actualité au pays des Droits de l’Homme.
La vieillesse reste présentée de façon misérabiliste, comme faite d’inactifs aux incapacités multiples, diminués physiquement et mentalement, destinés à devenir déments et dépendants et cependant des nantis.
Rester dans son fauteuil à ne rien faire entraîne nécessairement des déficits physiques et mentaux. Si on ne marche pas on ne pourra plus marcher, c’est aussi simple que cela. Il est démontré que quel que soit le diagnostic, aussi grave soit-il, il est meilleur chez celui qui continue à participer activement à la vie sociale.
Vous faîtes un distinguo entre le vieillissement et la longévité. Pouvez-vous l’expliquer ?
La « longévité » est le recul de l’âge auquel apparaissent des déficits qui vont altérer les capacités de la personne. C’est donc le recul de l’âge de la vieillesse dite « physiologique », l’opposé du vieillissement. Ceci veut dire qu’il ne faut pas faire une loi sur le vieillissement de la société mais sur l’adaptation de la société à la longévité de ses citoyens. En d’autres termes : "Comment mieux aider ceux qui perdent des capacités de plus en plus tard" et "comment cesser d’exclure tous ceux qui conservent ou développent leurs capacités et qui sont souvent en souffrance du fait de leur inutilité" ?
Voici une demande lancinante de mes patients âgés: « Docteur je m’ennuie. Docteur, je voudrais faire quelque chose d’utile. » Il faut d’urgence maintenir le narcissisme de ces populations. Tout est envisagé sous forme d’assistance passive nécessaire qu’à ceux qui ne sont plus indépendants.
Avec la « Longévité pour tous » des sociétés modernes, ces incapacités seront de plus en plus tardives. Ce sont les adultes âgés eux-mêmes qui commencent à montrer la voie, non seulement les artistes septua-, octo- ou nonagénaires, les libéraux âgés, les quelques retraités devenant auto-entrepreneurs, mais les centaines de milliers de retraités investis dans tous les aspects du travail associatif. Le XXIème siècle devra voir la réinsertion des adultes âgés dans la vie de la société comme c'est déjà le cas au Japon.