Le Dr Sophie Moulias, médecin-gériatre à l'Hôpital Ambroise Paré représentait, le mercredi 3 mai, la Société Française de Gériatrie et Gérontologie (SFGG).

"En gériatrie, on est une spécialité assez mal connue parce que généralement les gens boudent un peu quand ils y arrivent. On a une spécialité qui a une approche médico et psycho-sociale, ce qui est un peu particulier et à ce titre-là on a développé une réflexion éthique de longue date pour l'approche, la qualité et la quantité des soins que toute société aujourd'hui développe. On une population un peu particulière parce qu'elle est souvent limitée à la population d'EHPAD alors que l'immense majorité des personnes pagées vit à domicile et non en EHPAD mais le raccourci sociétal veut que quand on on parle du grand âge on ne voit que les personnes extrêmement dépendantes qui ne représentent que moins de 5% de la population que nous avons à prendre en considération
Nous avons, comme tant d'autres, un gros problème d'accès aux soins que ce soit en ville ou à l'hôpital. Clairement la culture gériatrique, l'accès aux soins gériatrique n'est actuellement pas développé et nous avons des batailles de longue date. La première est l'âgisme, la discrimination sur l'âge qui est aujourd'hui flambant, qui a toujours existé, mais qui est totalement décomplexé depuis le COVID où tout le monde a le droit de dire ce qu'il veut et ce qui fait partie de nos inquiétudes.
Nous sommes une spécialité d' accompagnement, la mort fait partie de notre métier aussi bien que la vie mais pour vivre, il faut accepter de vieillir et aujourd'hui, ce qui devrait être un succès pour notre société, notre longévité hors norme par rapport à la majorité des pays du globe, semble être une problématique dont souffrent beaucoup la population âgée et notre spécialité. Nous avons donc toute une tranche de métiers à développer, en développement qui sont beaucoup pointés du doigt, très mal connus, qui sont les métiers du grand âge en général. Et quand je parle de "métiers", ça veut dire de reconnaissance, de savoir, de formation et de respect des uns et des autres.
On parle beaucoup de respect du patient, ce qui est normal. Il faut aussi parler du respect du professionnel. Ce sont de vraies préoccupations pour nous".

 

"Le grand âge, ça fait partie de la vie et ce n'est pas une maladie d'avoir un grand âge même si, même à un âge très avancé on meurt toujours de maladie : les centenaires ont plusieurs maladies chroniques en eux, qui ont vécu tranquilles avec eux et puis un jour, il y en a une qui dit que c'est le moment de partir. On peut mourir dans son lit, tranquillement de maladie, sans soins palliatifs et sans douleur abominable. Il reste qu'il y a la confrontation d'une posture philosophique avec une posture pratique un peu compliquée. C'est pour cela qu'au niveau de la Société Française de Gériatrie et Gérontologie, on est très inquiets. Parce que la vision qu'on a du grand âge est une vision assez négative et l'on a bien vu pendant le COVID. On a volontiers une posture dominante au nom de la vulnérabilité en imposant aux autres ce qui nous semble le mieux pour eux.
Mais ça ne veut rien dire "personne âgée", on est tous âgés de notre âge et on est tous le vieux d'un autre et le jeune d'un autre, donc c'est un peu compliqué quand on commence à utiliser un thème chronologique pour définir quelque chose. Déjà  quand qu'on parle de dépendance dans le grand âge, on parle de "handicap chez les plus jeunes, donc si on parle de handicap chez tout le monde c'est plus simple. Mais aujourd'hui, on résume le grand âge la plupart du temps à la démence et à l'EHPAD à des stades très avancés de dépendance où les personnes ne demandent pas à mourir en EHPAD. Après les personnes qui ont des souffrances intenses, elles demandent à être accompagnées, elles demandent à être soignées, à être soulagées, qu'elles le demandent expressément par leurs paroles ou par leurs corps, ça c'est une nécessité. Aujourd'hui encore en France on arrive pas à faire face partout c'est vrai mais c'est par pour autant que les gens demandent à mourir.
Et on voit bien que dans les deux postures qui se mettent côte à côte, la loi Claeys-Léonetti a été faite pour accompagner ceux qui vont mourir. Les conclusions de la convention citoyenne, ce sont des arguments pour ceux qui veulent mourir, ce qui est deux positions différentes. Dans la vie du gériatre lambda que je suis, des personnes qui veulent mourir et qui demandent expressément à ce qu'on raccourcisse leur vie, je n'en ai pas rencontré, ou on en rencontre très peu. Par contre des personnes qui demandent à être soulagées, à être accompagnées, des personnes qui vous disent, 'j'aimerai bien être morte', 'je suis seul(e)', 'je m'ennuie', 'personne ne s'occupe de moi', 'personne vient me voir'... L'isolement, la souffrance sociale (parce que ce n'est pas toujours une souffrance psychologique) est une réalité quotidienne, c'est une réalité où la mort ne nous semble pas une réponse acceptable aujourd'hui si on ne met pas autre chose en place aussi à côté.

 

"En ce qui concerne l'obstination déraisonnable, il y a plusieurs choses.
La première est que les citoyens ne connaissent pas les soins palliatifs. Ils ne savent pas ce qui est possible de faire ou de ne pas faire. Ils ne connaissent pas les dispositifs légaux de personnes de confiance, la possibilité de faire des directives anticipées. C'est très compliqué d'écrire ses directives anticipées, d'anticiper sa propre mort et des situations de défaillance si soi-même on n'est pas déjà malade ou si on n'a pas déjà expérimenté des  choses qui nous ont paru trop ou déjà très difficiles. En tous cas, en gériatrie, les familles demandent l'avis, clairement. À chaque fois qu'on leur dit que le processus terminal est en place, la majorité d'entre elles nous disent "Ce n'est pas possible, vous avez tout essayé, vous êtes bien sûrs ?". Surtout depuis le COVID où on a travaillé sur un faux paradigme médiatisé qui est "quand on va en réanimation, c'est qu'on vit", "quand on ne va pas en réanimation c'est qu'on meurt absolument". Dans le grand âge, ce paradigme est faux. On vit mieux quand on ne va pas en réanimation. Il y a des tonnes d'études qui vous montrent cela pour plein plein de raisons.
Après, il y a plein de choses. Les soignants, c'est bien d'écrire une loi, c'est plus votre métier que le nôtre, mais par contre il faut encore donner les possibilités de son application. Clairement, la loi Claeys-Léonetti qui est en effet une loi formidable à vivre au quotidien et essentiellement la loi Leonetti qui nous a permis de faire rentrer quelqu'un pour les discussions de limitation de soin, de savoir jusqu'où on va, qui a permis le refus de soin et donc de poser la question de l'obstination déraisonnable à un niveau officiel pour nos pratiques, par contre leurs connaissances de ces lois-là... Comment on fait en pratique pour dire que, là, il y a une obstination déraisonnable, quel autre soin on peut proposer, est-ce qu'il y a des professionnels qui savent qu'on peut proposer quels soins de confort, de support, ça, ce n'est pas uniforme sur le territoire. C'est ce qu'il manque aujourd'hui et qui est un constat, je pense, de toutes nos sociétés, qui est que : l'inquiétude que l'on perçoit actuellement chez nos citoyens, c'est "qu'est-ce qu'il y a d'autres que le soin curatif ?.
Or, il y a d'autres possibilités. Aucun d'entre nous n'abandonne ses patients. Mais par contre les citoyens ne savent pas ça, en tous cas on le ressent, nous, chez nos patients et chez leurs proches et donc il faut aussi s'interroger à ce niveau-là.
La question du suicide : aujourd'hui, le suicide n'est plus interdit en France mais il est toujours moralement très pénalisé. Nous, en tant que professionnels, quand un patient arrive suicidé, on a l'obligation de le réanimer. C'est une obligation morale et écrite dans les lois de la Société de réanimation. On doit réanimer un suicidé. Ce qui pose la question : si on autorise le suicide assisté, si il y a un suicidé qu'on a le droit de ne pas réanimer, qu'est-ce qu'on fait des autres ? Ça fait partie des vraies problématiques. Le suicide existe aussi dans le grand âge, donc on peut en parler.
Pour ce qui concerne le sens de prolonger la vie dans un état de dépendance, ça pose plusieurs questions.
La première, c'est la question de la valeur de la vie. Et jusqu'à aujourd'hui, la valeur de la vie existe du jour de la naissance jusqu'au jour de sa mort. À ma connaissance, aujourd'hui en France, la valeur de la vie est la même. Si on pose la question, que peut-être que dans la grande dépendance, la valeur de la vie serait moins à considérer que quand on n'est pas dépendant... Ça pose d'autres questions qu'on ressent bien aussi dans les services. On voit des gens, des familles, qui projettent leur propre souffrance sur l'état du sujet. Tout ce qu'on peut dire que ces personnes-là ont aussi des signes de vitalité et que malgré leur grande dépendance et philosophiquement parlant, on n'a pas de réponse et humainement parlant et médicalement parlant, les accompagner n'est pas un non-sens dans les pratiques médicales.
Ça pose aussi la question de l'anticipation. C'est toujours une question de quelqu'un qui va bien, la plupart du temps, et qui se dit "moi je n'aimerai pas être dans cet état-là, que mes enfants soient obligés de me voir alors que je suis dans cet état-là" et ça nécessite de se confronter à ça. Je ne suis pas sûre que les directives anticipées soient un outil très pratique mais avoir des discussions anticipées avec ses proches, son médecin et de pouvoir exprimer ça, de pourvoir l'écrire et de pouvoir l'acter, de réfléchir... Toutes les études que l'on a aujourd'hui, quelque que soit l'état du sujet, montrent que les personnes veulent de la quantité de vie. Elles veulent vivre même encore un tout petit peu plus longtemps, pour voir leurs petits-enfants, pour voir le jour encore une nouvelle fois.
Pour finir, les échanges avec nos sociétés savantes : oui on échange avec la société belge où on pratique l'euthanasie et la société suisse qui font partie des sociétés francophones de gériatrie et gérontologie. Il y a à chaque fois un séminaire avec une réflexion sur les situations d'aide médicale à mourir et tout ce que je peux vous dire c'est que chacune d'entre elles nous envie beaucoup la loi Claeys-Léonetti parce qu'elle n'existe pas dans ces pays-là. Et que aujourd'hui une des choses qu'ils mettent beaucoup en avant, je parle en gériatre, et qui nous inquiètent nous, c'est les débordements qu'elles ont, en particulier les sociétés belges et néerlandaises, au niveau des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer qui ont exprimé à un moment de leur vie avant d'être malades, qu'elles ne souhaitaient pas se projeter ainsi et que si ça leur arrive un jour on les euthanasie, on accélère leur départ et il y a de plus en plus de ces actes-là et ces actes-là ne sont pas toujours déclarés. Il y a beaucoup de médecins qui disent, comme c'est autorisé, et qu'aujourd'hui il y a cette possibilité, on le fait mais on ne le déclare pas tout le temps. Et une publication est sortie en Hollande dans ce sens. Ça nous interroge d'une façon ou d'une autre. Pour le suicide, on n'a pas forcément besoin des soignants. Pour l'euthanasie, on a besoin d'avoir des soignants. Et la posture de la société par rapport au corps médical, c'est encore une zone de flottement, mais je crois qu'il y a une posture de communication vis-à-vis des citoyens. Les soins palliatifs ne sont pas encore assez développés, on est tous d'accord."