Chez de nombreuses personnes, la vision se dégrade avec l’avancée en âge.
Quels sont les changements liés au vieillissement sain ? Ceux liés au vieillissement pathologique ?
La SFGG a rencontré le Dr Angelo Arleo, Directeur de recherche au CNRS et chef d’équipe de l’Institut de la Vision à Paris.

 

Les troubles de la vision surviennent-ils forcément avec l’avancée en âge ?

« De manière générale, le vieillissement est caractérisé par une grande variabilité interindividuelle, c’est à dire qu’il existe différentes « trajectoires de vieillissement ». Nos recherches et celles d’autres laboratoires dans le monde montrent que les troubles visuels et cognitifs liés à l’âge ne sont ni inexorables ni universels. Il y a des trajectoires de vieillissement qui sont très stables, où il n’y a pas de pertes. A propos de pertes, on a pensé, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, qu’avec le vieillissement normal on avait une diminution constante de neurones, que notre contingent s’amenuisait tout au long de notre vie et que donc il était normal qu’à l’âge de 70 ans nos facultés cognitives deviennent moins performantes. Tout cela est faux ! On connaît aujourd’hui le processus de neurogenèse (la production de nouveaux neurones) à l’âge adulte et il est faux de penser que nos contingents sont atteints puis régressent. En fait, la neurogenèse se fait tout au long de notre vie et il y a d’ailleurs des facteurs qui la favorisent. Il peut être tout à fait normal que des personnes de 70 ans aient un état visuel et cognitif très bon si elles ont une bonne interaction sociale et des activités intellectuelles et physiques satisfaisantes ».

  

Quel est l’objet de vos recherches ?

« À l’Institut de la Vision, nous travaillons sur les changements physiologiques et pathologiques qui surviennent avec l’âge. Il y a des changements qui sont engendrés par le vieillissement sain et ceux par des mécanismes pathogéniques (p.ex., dans le cadre d’une maladie oculaire comme la dégénérescence maculaire liée à l’âge, la DMLA) ».
Toutes nos recherches visent à comprendre les raisons à l’origine d’une trajectoire pathologique, pour mieux dépister une maladie et mieux anticiper sa prise en charge médicale. Un principe fondamental sur lequel nous basons toutes nos recherches consiste à considérer la personne vieillissante comme un individu unique à part entière et pas comme un individu moyen. C’est ce qu’on appelle la médecine de précision. Le fait que le vieillissement s’accompagne d’une si grande variabilité nous oblige à ne pas traiter les individus comme des patients moyens. Au contraire il faut que nous allions voir les caractéristiques et le profil complet de chaque individu et essayer de comprendre pourquoi sa trajectoire vieillissante est différente d’un autre. On arrive ainsi à trouver des solutions personnalisées. »

 

Quel est l’impact des troubles de la vision chez les personnes âgées ?

« Les personnes âgées qui ont des troubles de la vision sont impactées dans toutes leurs interactions avec l’environnement qui les entoure. Nous nous intéressons particulièrement à l’impact du vieillissement visuel sur tout ce qui est équilibre, mobilité et orientation spatiale. Cela devient très anxiogène pour les personnes âgées de se retrouver dans un environnement complexe, d’avoir du mal à extraire l’information pertinente dans un monde plein de distracteurs visuels qui rendent la vie difficile. Par exemple, lorsqu’elles se rendent au marché, il y a beaucoup d’obstacles dynamiques qui obstruent leur déplacement. Par conséquent, leur périmètre d’action se réduit car elles n’arrivent plus à interpréter le monde de manière efficace. Elles finissent par s’auto-isoler et ne sortir que pour des raisons strictement nécessaires. C’est le début de la perte d’autonomie et de la dépendance. Nos recherches ont vocation à mieux comprendre comment le vieillissement visuel et cognitif modifie la manière dont les personnes âgées explorent et se repèrent dans l’environnement, afin d’aider la conception d’espaces plus faciles à interpréter et donc plus accessibles, facilitant leur orientation spatiale et leur mobilité. Une dernière chose : nos recherches montrent qu’il est important d’étudier les capacités d’orientation des personnes âgées avec des paradigmes dits « écologiques », dans le sens qu’ils reproduisent de manière réaliste certaines tâches de mobilité de la vie de tous les jours. Il faut arrêter de tester les personnes âgées systématiquement devant des écrans car on introduit de biais dans les mesures (c’est plus anxiogène pour elles que pour les jeunes, elles sont plus sensibles aux conflits sensoriels induits par le fait de ne pas bouger physiquement mais être soumis à un flux optique, elles souffrent davantage de ne pas disposer de tout leur champ de vision, etc.). A l’Institut de la Vision, nous avons la chance de disposer de plateformes technologiques de pointe pour réaliser des expériences d’orientation et mobilité très réalistes : il s’agit des plateformes de recherche comme la « rue artificielle » et « l’appartement laboratoire » réalisés par la société Streetlab ». 

 

 

Quels sont les changements liés au vieillissement sain ?

« Le vieillissement visuel sain s’accompagne de multiples changements, qu’ils soient anatomiques, neurophysiologiques ou perceptifs. Concernant les modifications de notre fonction visuelle, à partir de 45 ans les premiers signaux du vieillissement se manifestent avec l’apparition de difficultés d’accommodation pour la vision de près, c’est la presbytie. Puis, avec l’avancé de l’âge, quasiment toutes les fonctions visuelles sont atteintes, comme par exemple :

  • La perte de sensibilité aux contrastes et aux couleurs : une fonction fondamentale quand on veut interagir avec l’environnement (détacher un élément de son arrière-plan) quand vous cherchez par exemple un élément, une information, une enseigne, un panneau dans une gare, il paraît comme noyé dans son contexte ;
  • L’adaptation à l’obscurité et l’éblouissement : quand un changement soudain de luminosité intervient (entrée dans un tunnel par exemple), on est soumis à un processus d’adaptation de nos photorécepteurs et ce processus permet aux personnes jeunes de récupérer une bonne acuité visuelle assez rapidement. Chez la personne âgée, ce processus d’adaptation est fortement ralenti (à partir de 75 ans / 80 ans) ;
  • La sensibilité au mouvement : lorsque l’on conduit par exemple, il est important de bien percevoir, à tout moment, des mouvements dans notre champ visuel périphérique, car cela nous permet de réagir rapidement. Cette sensibilité au mouvement dans notre vision périphérique contribue également au maintien de l’équilibre et de notre posture. Par conséquent, la perte de cette sensibilité est un des facteurs qui peuvent conduire à des chutes chez les personnes âgées.

Actuellement, les recherches sur le vieillissement visuel sont en train de mieux caractériser tous ces changements afin de mieux les accompagner et même de les rééduquer grâce à des méthodes d’entraînement perceptif. Des études ont montré que l'apprentissage perceptif peut améliorer considérablement les fonctions visuelles même chez les personnes âgées, ce qui suggère un maintien des capacités d’adaptation et de plasticité du système visuel avec l’avancé en âge ».

 

Quels sont les changements liés au vieillissement pathologique ?

« Un objectif fondamental des recherches cliniques et fondamentales menées à l’Institut de la Vision est de discriminer, le plus en amont possible, le vieillissement normal et pathologique. Il existe en effet plusieurs maladies rétiniennes liées à l’âge. La DMLA, dégénérescence maculaire liée à l'âge, est parmi celles avec la plus grande prévalence (9 à 25% dans la tranche d’âge 65 à 75 ans). L’OMS classe la DMLA comme une priorité dans les pays industrialisés. Les personnes atteintes de DMLA perdent progressivement leur vision centrale (à cause d’une dégénérescence de la zone centrale de la rétine, la macula). Il s’agit d’une maladie invalidante car les patients perdent leur autonomie dans toutes les activités liées à des tâches visuo-spatiales, telles que la lecture, la conduite automobile, etc. Il est donc important de poser un diagnostic de cette pathologie le plus tôt possible. Comme pour d’autres maladies oculaires, un dépistage précoce de la DMLA permettrait d’améliorer sa prise en charge par des traitements individualisés de préservation de la vision ou par des changements de mode de vie (tabagisme, alimentation, exposition à la lumière, etc.) ».

 

Alors comment agir ?

« L’impact grandissant des troubles de la vision, lié au vieillissement de la population, devient un réel enjeu socio-économique et de santé publique. L’Institut de la Vision, créé et dirigé par le Prof. José-Alain Sahel, est un endroit unique pour mieux comprendre et anticiper la prise en charge des conséquences du vieillissement visuel naturel et pathologique. Cet institut combine la recherche clinique, la recherche fondamentale et le développement d’applications, car il est à la fois relié à l’hôpital ophtalmologique des Quinze-Vingts mais aussi au domaine industriel (le groupe Essilor, inventeur des verres progressifs qui ont remplacé les demi-lunes). Par conséquent, médecins, chercheurs et industriels travaillent ensemble pour agir sur les troubles de la vision. Dans le cadre du vieillissement naturel, nous travaillons pour essayer d’adapter, ajuster, paramétrer des solutions optiques personnalisées, pour retrouver des capacités visuelles mieux adaptées aux caractéristiques et aux activités de chaque personne. Il existe aussi d’autres solutions : la rééducation visuelle, qui permet d’apprendre à percevoir les choses différemment à l’aide de tâches d’entraînement. Les orthoptistes entraînent des personnes âgées pour améliorer, par exemple, leur sensibilité aux contrastes et pour optimiser leurs stratégies d’exploration visuelle lors de la recherche d’un objet dans des scènes complexes (p.ex., « Test des cloches »). En présence d’une pathologie oculaire, comme par exemple la DMLA, la rééducation visuelle peut aider le patient à apprendre à utiliser au mieux sa vision résiduelle. Toujours dans le cadre des maladies rétiniennes, l’Institut de la Vision est également à l’avant-garde pour le développement et le test clinique de thérapies géniques. »

 

En conclusion, quel message souhaitez-vous faire passer aux patients âgés ?

« Qu’il ne faut surtout pas avoir une posture fataliste vis-à-vis du vieillissement visuel et cognitif et qu’il n’existe pas forcément un déclin invalidant. C’est scientifiquement prouvé : on peut faire des choses, on peut régénérer nos neurones, on peut améliorer notre perception visuelle, on peut continuer à être relativement performant à tous les âges. »

Il faut donc consulter un ophtalmologue aux premiers signes de troubles de la vision.