En Chine, comme en France, la prise en charge des personnes âgées est un sujet majeur.
La construction d'une véritable filière de soin en gériatrie est en cours dans ce pays et incite les professionnels médicaux chinois à se former à l'étranger, là où les pratiques ont fait leurs preuves.
Il y a quelques semaines, la Chine recevait une délégation française de gériatres et de à Haikou.
Interview avec Sylvie Bonin-Guillaume, Matthieu Lilamand et Frédéric Roca.

Cette collaboration franco-chinoise repose sur un partenariat de longue date… ?

Sylvie Bonin-Guillaume :
Oui, elle existe depuis plus de douze ans. L’idée est simple : organiser chaque année des rencontres régulières entre gériatres français et chinois pour découvrir nos pratiques respectives. Cette année, nous étions invités au Forum franco-chinois – Congrès de gériatrie et gérontologie, à Haikou, dans l’île de Hainan, au sud de la Chine.
Nous y avons présenté deux thématiques : la maladie d’Alzheimer et l’insuffisance cardiaque. Nous avons également présenté la manière dont la gériatrie s’est construite en France et en Europe – puisque, en Chine, ce n’est pas encore une discipline pleinement constituée.

Matthieu Lilamand :
Ce forum est impressionnant par sa capacité à mobiliser des milliers de professionnels. Ils ont des moyens, une volonté assumée de se développer, et une organisation qui contraste vraiment avec la France – ils ont certes beaucoup moins de contraintes réglementaires ou éthiques, pas de RGPD…

Frédéric Roca :
Oui, et ils portent leurs projets avec une vision stratégique : 10, 20, 30 ans en avance. Ils ont une vraie force d’organisation, une capacité à piloter des projets à moyen et très long terme, sur 10/20/30 ans. Nous, en France, on navigue un peu plus à vue. Là-bas, tout s’inscrit dans un plan.

 

Quelles sont vos premières impressions sur la gériatrie chinoise ?

Sylvie Bonin-Guillaume :
Ce qui nous a frappés, c’est l’approche par organe, très spécialisée, qui est privilégiée. Le concept de prise en charge globale, ou même celui de fragilité, est encore peu développé. On avait l’impression de revoir certaines pratiques françaises… d’il y a 20 ans.
Quant à leur Société de gériatrie, elle compte 5000 adhérents, ce qui peut paraître grand pour nous, européens, mais finalement assez  minime à l’échelle de leur population.

Frédéric Roca :
Il y a un vrai gap culturel dans la façon d’aborder le patient âgé et dans l'articulation entre science, recherche et clinique. On sent qu’ils sont entre deux mondes : inspirés par les modèles occidentaux mais encore très influencés par leurs traditions et leurs limites organisationnelles.

Matthieu Lilamand :
Ils individualisent en effet assez peu le soin. En France, nous faisons plutôt, en comparaison, “de la dentelle”, presque de la haute-couture, chaque cas, chaque sujet âgé est pris en charge dans sa spécificité. Eux, privilégient les solutions massives et industrielles comme le dépistage de toute la population de 60 ans dans plusieurs régions, les scanners cérébraux systématiques, des programmes préventifs gigantesques… C’est une autre échelle, une autre philosophie.

 

Le vieillissement chinois représente-t-il une opportunité ou un défi ?

Sylvie Bonin-Guillaume :
Pour eux, le vieillissement est à la fois une opportunité économique mais aussi une bombe sanitaire. Ils comptent 38,5 millions de personnes susceptibles d’avoir une maladie d’Alzheimer. Le dépistage précoce est devenu une priorité nationale.
Sur 40 industries pharmaceutiques du pays, une seule est chinoise : ils veulent clairement reprendre la main, produire eux-mêmes leurs médicaments — y compris des traitements comme le Lecanemab, déjà autorisé chez eux.

Matthieu Lilamand :
Leur démographie est unique - une conséquence directe de la politique de l’enfant unique. Le vieillissement exponentiel rend la gériatrie urgente et stratégique.

Frédéric Roca :
Et n’oublions pas les maladies chroniques : 145 millions de diabétiques. Les coûts futurs sont colossaux.

Quel est leur rapport à la technologie ?

Sylvie Bonin-Guillaume :
Ils sont extrêmement ouverts à la technologie. Il y a enregistrement massif de données, les outils numériques avançant très vite… mais sans doute manque-t-il la capacité de réflexion critique associée. La technologie précède parfois le raisonnement clinique.

Matthieu Lilamand :
Exactement. Ils ont l’outil, mais pas toujours le savoir. Pourtant, avec leurs énormes cohortes de patients, s’ils structuraient mieux la recherche, ils produiraient des données scientifiques majeures.

 

Concernant la formation des médecins, comment s’organise-t-elle ?

Sylvie Bonin-Guillaume :
Leur problème n’est pas la démographie médicale : ils ont des médecins. C’est la formation gériatrique qui manque. Nos présentations les ont beaucoup intéressés, surtout l’idée d’introduire la gériatrie très tôt dans les études, avec un internat structuré, des diplômes nationaux, de la formation continue.

Matthieu Lilamand :
Ils veulent coopérer, mais les barrières linguistiques jouent : beaucoup publient seulement en chinois, dans leurs propres journaux, avec leurs propres recommandations.

Frédéric Roca :
Il est intéressant également de constater que la médecine traditionnelle chinoise garde une place très importante dans leur système de soins : les étudiants en médecine ont 1 an et demi de formation en médecine traditionnelle pendant leurs études.

 

Comment sont organisés les EHPAD en Chine ?  

Sylvie Bonin-Guillaume :
Les maisons de retraite sont moins développées qu’en France. Elles accueillent à la fois des personnes peu dépendantes dont les familles ne peuvent plus s’occuper et des profils similaires à nos EHPAD. C’est très médicalisé, comme un petit hôpital, mais il manque les espaces de vie, la dimension sociale.

Frédéric Roca :
Même si les structures sont très modernes, on est loin de structures à taille humaine ou avec une vision très moderne de ce que doit être l’hébergement des personnes âgées dépendantes dans dans le futur.

 

Que retenez-vous de cette visite en Chine ?

Matthieu Lilamand :
C’est toujours une chance de collaborer avec un “géant”. Ils veulent s’inspirer de nous, notamment dans l’individualisation du soin, et nous pouvons apprendre de leur capacité à déployer des projets massifs. Nos liens doivent se poursuivre et nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.

Frédéric Roca :
Leur force, c’est la vision, la capacité à porter un projet collectif sur des décennies. C’est très inspirant. C’est également très important d’ouvrir son champ de vision, de s’inspirer de ce que font les autres pays.

Sylvie Bonin-Guillaume :
J’ajouterai qu’ils ont été surpris que nous soyons une équipe aussi jeune ! La gériatrie française est dynamique, innovante, en avance sur le raisonnement global médico-psycho-social. Ce voyage a permis de renouer des liens, de confronter nos pratiques et de mesurer à quel point nos approches peuvent se compléter.