Plus de 40% d’augmentation des réclamations depuis 2014 : le 8 juin dernier l’Observatoire du Défenseur rendait son rapport au terme de 6 années de mandat. Ses 510 délégués, présents dans les 874 points d’accueil en métropole et outre-mer, ont été et sont des intermédiaires précieux et indispensables pour qui souhaite défendre ses droits. « La majeure partie des saisines que nous avons reçues ces 6 dernières années émanent d’une rencontre physique. Il est donc très important de conserver des services publics humains », explique Patrick Gohet qui appelle à la vigilance quant au « tout numérique » qui représente un « frein considérable » à l’exercice des droits de chacun, en particulier les gens âgés.

Présentation du rapport et entretien avec Patrick Gohet.

 

Les 50 ans et + : le tout numérique et l’âgisme en 1ère ligne

 

Parmi les réclamations instruites par le Défenseur des droits en 2019, + de 22 000 concernent des personnes âgées de plus de 50 ans, soit 29 % des dossiers. Parmi eux, 49 % sont à la retraite, 30 % sont actifs et 21 % sont au chômage ou inactifs.

Ce qu’il faut retenir :

 

  • Ces personnes interpellent davantage l’institution via les délégués : 77 % d’entre eux se sont rendus à une permanence contre 61 % des plus jeunes.
  • 94 % des dossiers concerne les relations entre les administrés et les services publics. À ce titre, les seniors et/ou les personnes à la retraite sont particulièrement concernés par les dysfonctionnements des services publics en charge de la protection sociale et de la solidarité.
  • Les difficultés liées à la dématérialisation des services publics fragilisent plus particulièrement ces populations, moins à l’aise avec l’usage d’Internet.
  • L’enquête « Accès aux droits » (2016) montre que 22 % des personnes âgées de 60 ans ou plus n’ont pas d’accès à Internet et 15 % y trouvent difficilement des informations. Face aux difficultés avec l’utilisation du numérique, il est reconnu que l’âge constitue le facteur discriminant le plus important, même si les inégalités ont tendance à se réduire. Ainsi, par exemple, le taux de connexion à Internet atteint seulement 57 % chez les personnes de plus
 de 70 ans contre 85 % pour l’ensemble de la population : « Plus les personnes sont âgées, plus elles présentent des difficultés avec le numérique »
  • La part des dossiers portant sur des discriminations est légèrement plus importante au sein de cette population. Parmi les discriminations, l’âge (cité dans
12,6 % des cas), le handicap (25%) 
et l’état de santé (13%) : l’âgisme, notion apparue depuis une cinquantaine d’années, est définie comme
 « un processus de stéréotypage systématique et de discrimination contre les personnes, parce qu’elles sont vieilles, tout comme le racisme ou le sexisme l’a fait pour la couleur de peau ou le sexe ». Il s’agit d’un phénomène souvent banalisé, qui découle de croyances fermement ancrées au sujet de la « valeur » et de « l’utilité » des personnes âgées.

 

À savoir : il faut noter que les personnes âgées n’ont bien souvent pas conscience de faire l’objet d’une situation de discrimination, par manque d’information, de sensibilisation ou d’accompagnement. Ce constat pourrait aussi expliquer le faible nombre de saisines relatives aux discriminations fondées sur l’âge reçu par l’institution.

La barrière du numérique et de la dématérialisation

Si le « numérique » progresse fortement
 en France, il faut rappeler dans le même temps qu’en 2016 près de 13% de la population, soit 7 millions de personnes, continuaient de se dire dans l’incapacité de déclarer ses revenus en ligne, de télécharger ou remplir un formulaire en ligne ou d’obtenir des informations sur .

À cette frange de la population, il faudrait ajouter les personnes qui déclarent avoir besoin d’un accompagnement de la part des pouvoirs publics pour se familiariser avec la dématérialisation (19 %).

L’enquête « Accès aux droits » établit que 9% de la population n’a pas d’accès à Internet 
et 17 % des personnes interrogées évoquent des difficultés d’usage de l’outil Internet.

Dès 2013 et l’annonce du « choc 
de simplification » des démarches administratives par le gouvernement, la question de la numérisation des services publics a commencé à apparaitre comme une préoccupation, à la lumière des réclamations adressées au Défenseur des droits. Trois ans plus tard l’institution recevait plusieurs milliers de réclamations sur le seul sujet du processus de dématérialisation de la délivrance des permis de conduire par exemple. En 2019, l’institution compte toujours plus de 4 700 réclamations relevant de problèmes liés aux services numérisés (ANTS, ANTAI...).

Le programme « Action publique 2022 » 
qui vise une dématérialisation complète 
des services publics d’ici 2022 soulève 
de nombreuses interrogations : si la dématérialisation peut être considérée sous certains aspects comme un
« facilitateur » de l’accès aux droits, pour d’autres elle peut être génératrice ou activatrice de difficultés.

 

Les principaux organismes mis en cause

 

Les principaux organismes mis en cause dans les réclamations liées au dysfonctionnement des services publics sont les organismes de protection sociale :  25 % des réclamations, avec en premier lieu les Caisses d’allocations familiales (CAF), suivies des services de la sécurité sociale.

Les services des préfectures et sous- préfectures sont mis en cause dans 12% des  réclamations, auxquelles il convient d’ajouter les services numérisés liés au « Plan préfecture nouvelle génération » (PPNG) qui concernent
 8% des réclamations.

Enfin, les services des collectivités territoriales sont cités dans 8 % des cas, suivis des services des impôts (5%) et des services de la justice 
(5%).

 

Entretien avec Patrick Gohet
(réalisé le 6 juillet 2020)

 

Quel est votre regard sur le tout numérique ?

« Je pense qu’il faut une véritable inversion du choix politique. Nous devons conserver des services publics humains. Le numérique est un outil d’utilisation formidable mais il exclut une partie de la population qui a et aura toujours besoin d’interlocuteur physique. D’ailleurs nous avons remarqué que les plus jeunes ont aussi souvent besoin d’un interlocuteur. On ne peut pas entrer dans une civilisation où nous vivrons entourés que d’écrans et de numérique.
Nous sommes au début de la révolution numérique, qui donne le sentiment d’avoir accès à tout, de tout savoir, dans le secret de son chez soi mais c’est un leurre. Il y a une nécessite de se réapproprier cette révolution, comme nous l’avons déjà fait avec les autres révolutions industrielles.
Je pense que le système capitaliste avec les concentrations d’activité qui se produisent sous obédience américaine conduira au même système que le système chinois : on sait ce que vous aimez, ce que vous achetez, quels sont vos pêchés secrets, etc. Internet est un moyen de gouvernance, de contrôle, d’influence, c’est une extraordinaire révolution mais elle présente de nombreux dangers ».

« Pendant ces 6 années, notre rôle était d’accompagner et de préserver celles et ceux pour qui l’accès à tout cela est difficile en raison de problèmes linguistiques, d’âge, d’état physiologique, etc. Or nous avons vu qu’il y avait de moins en mois d’interlocuteurs et de plus en plus de postes supprimés. Je suis convaincu que l’on reviendra à un moment donné à une relation plus humanisée. Nous sommes des êtres dotés de sentiments et le numérique ne pourra pas effacer cela. Cela est particulièrement difficile pour les personnes âgées car elles sont à la croisée des chemins entre deux manières de vivre.
C’est un énième défi porté à l’humanité : il faut maîtriser les évolutions sinon elles sont et seront de nature à rendre difficile l’accès aux droits. »

 

Au-delà du tout numérique, quelles sont les évolutions en matière de discrimination ?

« Au cours de notre mandat, un énième critère de discrimination a été adopté : il s’agit de la vulnérabilité économique à l’initiative d’ATD Quart Monde. Le prochain mandat sera sans doute plus interpellé sur la question de la précarité sociale. La pandémie de coronavirus va être à l’origine d’une crise économique et sociale très importante qui présentera pour les citoyens des difficultés à accéder à leurs droits.
La précarité sera un marqueur fort du prochain mandat, c’est certain. Il faut également noter que longtemps la 1ère cause de saisie du Défenseur des Droits était l’origine, maintenant c’est le handicap ».

 

Défendre ses droits, est-ce une notion qui est plus dans les mentalités, aujourd’hui qu’hier ?

 « Six ans après notre prise de fonction, cette prise de conscience est plus forte, c’est certain. Nous avons longtemps eu un médiateur de la République, qui est l’ancêtre du Défenseur des Droits, créé sous la présidence de la République de Georges Pompidou. Elle répondait à une question générale : « Comment corriger les inconvénients des interventions de plus en plus nombreuses des administrations dans la vie des citoyens ? » (sic). La société a évolué, c’est davantage entré dans nos mœurs que ça ne l’était. Mais nous n’avons pas que des droits, nous avons également des responsabilités. Et exercer ses droits c’est exercer nos responsabilités, concept de citoyenneté, qui est un concept très français ».
Les rapports entre l’institution et la société civile sont devenus étroits, notamment grâce aux comité d’entente qui se réunissent 2 fois par an sur des sujets de discrimination tels que le handicap, le genre, l’égalité homme-femme, l’orientation sexuelle, etc. Cela permet d’avoir une connaissance actuelle du terrain mais aussi cela interdit à l’institution de se refermer sur elle-même ».

 

Que retenez-vous, personnellement, de ce mandat ?

« Cela a été une aventure exaltante parce que nous avons fini d’enraciner l’institution en globalisant notamment le spectre de nos interventions. J’ai aussi beaucoup aimé faire partie d’une institution qui ressentait le pouls de la vie économique et sociale : les saisies que nous avons reçues sont en effet révélatrices des pathologies de la société française.
Nous avons d’ailleurs très vite senti qu’un malaise profond s’installait dans la société à cause des inégalités territoriales nombreuses et profondes, de l’isolement social, de la fracture numérique (il existe des zones où l’accès à Internet n’est possible qu’à partir d’1h du matin !) et la dématérialisation quasi systématique des services publics.
C’est un poste d’observation indispensable et précieux. C’est pour cela qu’il est important que les pouvoirs publics soient à l’écoute et des analyses du Défenseur des Droits ».

 

Allez plus loin :

- Consulter le rapport sur le site du Défenseur des Droits
- Lire les autres interviews